«Port d’Ennfidha», « Cité médicale de Kairouan», «Porte de la Méditerranée »… Autant de projets bloqués en Tunisie depuis plusieurs années déjà. «Ces mégaprojets ont été initiés de manière assez improvisée, à la faveur de démarches spontanées, engagées par des investisseurs étrangers à la recherche d’opportunités de placement fructifiant leurs « capitaux oisifs… », a affirmé Mustapha Boubaya, ancien membre du Bureau exécutif et trésorier de la Chambre syndicale nationale des entreprises d’études, de conseil et de formation de l’Utica.
« Je pense que le Chef de l’Etat a entièrement raison de s’en préoccuper, un grand projet ou un mégaprojet aurait dû passer par un processus d’identification, de maturation et de planification, comme tout projet de l’envergure de celui de la « Porte de la Méditerranée » promu, depuis 2007, par la holding émiratie « Sama-Dubaï » sur les berges-sud du Lac de Tunis afin d’édifier sur plus de 800 hectares une nouvelle ville formée de plusieurs centres d’activité (résidentiel, commercial et touristique) avec même un port de plaisance », a affirmé Mustapha Boubaya, ancien membre du Bureau éxécutif et trésorier de la chambre syndicale nationale des entreprises d’études, de conseil et de formation de l’Utica.
Des initiatives improvisées
Il a poursuivi, « ce grand projet n’a pas été bien identifié ni même esquissé aux plans urbanistique et architectural. Ainsi, il n’a pas fait l’objet d’étude d’impacts socio-économiques et environnementaux. Également, il n’a pas été initié sur la base de plans d’exécution en bonne et due forme, et n’a pas impliqué les partenaires concernés. Il n’a pas, non plus, fait l’objet d’une planification de faisabilité adossée à une prévision de mobilisation des ressources financières ».
Il a fait, par ailleurs, savoir que comme de nombreux autres grands projets, mentionnés ci-dessous, ce mégaprojet a été initié de manière assez improvisée, à la faveur de démarches spontanées, voire orientées, engagées par des investisseurs à la recherche d’opportunités de placement fructifiant leurs capitaux oisifs : « il s’agit de démarches spontanées qui n’auraient abouti à aucune réalisation significative, ce qui poussera les pouvoirs publics à chercher d’autres partenaires pour réaliser ce genre de grand projet, sinon l’abandonner tout simplement ». a-t-il affirmé.
Selon Boubaya, c’est tout un processus qui aurait dû être finalisé avant qu’un mégaprojet de l’envergure de la « Porte de la Méditerranée » reçoive l’accord des autorités habilitées et fasse l’objet d’une Loi. Il est important de rappeler, dans ce sens, que cette loi a permis de céder le littoral maritime et ses dépendances (plus de 830 hectares) à la société « Sama-Dubaï » au dinar symbolique pour une durée d’exploitation de 90 ans. « Une sorte d’autorisation légale pour exploiter le domaine public gratuitement pendant une durée inhabituelle », a-t- regretté.
Ainsi, comme dit le dicton populaire tunisien : «On a préparé la natte avant la mosquée », puisque, sur le site du projet, on ne voit actuellement qu’un bureau, visible depuis l’entrée-sud de la capitale, affichant une enseigne pour la vente des futurs immeubles à construire. C’est d’autant plus désolant et préoccupant qu’il s’agit d’un très grand projet de plusieurs dizaines de milliards de dinars (25 milliards annoncés en 2007) et la création de quelques centaines de milliers d’emplois.
Boubaya a ajouté que, à ces nombreuses insuffisances notoires, viendront s’ajouter aux freins ayant entravé la concrétisation de ce mégaprojet, à savoir la crise financière de 2008, qui a sûrement impacté les capacités du promoteur émirati à s’y engager en 2009 et 2010, et la survenance de la révolution, fin 2010-début 2011, qui a provoqué le refus des Emiratis, pour des raisons politiques, de traiter avec les gouvernants islamistes de la Troïka.
D’après l’ancien membre du Bureau exécutif et trésorier de la de l’Utica, les insuffisances d’études et l’absence de programmation ont caractérisé quasiment tous les grands projets promus par des partenaires étrangers, à savoir le « Port financier de Tunis » à Raoued qui devait être financé par la Banque « Gulf Finance House » du Bahreïn, la «Cité médicale » de Kairouan, annoncée depuis 2015, pour un coût de 85 millions de dollars et financée par le Roi saoudien, ou encore « Tunis Sport City », la nouvelle ville sportive de Tunis dont le coût a été estimé à 5 milliards de dinars, en 2008, promue par le promoteur émirati Boukhater …
Attractivité de ces projets en matière d’IDE
Il est curieux de constater que ces IDE sont tous des investissements annoncés par des promoteurs des pays arabes du Golfe, dont un seul a été récemment amorcé (Port Financier à Raoued) et par une seule composante relative à la réalisation d’un « golfe résidentiel ».
« Si on regarde de plus près, on constate que, outre le fait que ces investissements sont généralement identifiés à la va-vite et rarement planifiés et programmés comme il se doit, ils portent sur des projets sans réelle valeur ajoutée pour l’économie nationale, dans la mesure où ils visent à placer des capitaux dans des activités pour la plupart classiques : immobilier, commerce et tourisme, et parfois la finance.
Or, si ces secteurs sont attractifs pour les « capitaux oisifs », on ne peut pas en dire autant de l’attractivité recherchée par la Tunisie, dont la stratégie et les politiques visent plutôt à attirer les investissements directs étrangers dans les secteurs de l’agro-industrie, les biotechnologies et les technologies de communication, l’aéronautique, les composants électroniques et électriques, les infrastructures, les énergies renouvelables, ainsi que les services à forte valeur ajoutée ».
Mustapha Boubaya a, d’autre part, mentionné que la Tunisie gagnerait en exigeant des promoteurs, dont ceux des pays du Golfe, le passage systématique de tout nouveau projet d’IDE par le processus d’identification, de maturation et de planification, soit d’adopter une politique d’attractivité de leurs « capitaux oisifs » à une forme de Fonds d’investissement, à l’instar des Fonds koweitiens gérés par la société «Ugfs-North Africa». «Et c’est aux promoteurs tunisiens ou tuniso-étrangers de mobiliser ces fonds pour financer les projets (quelle que soient leurs tailles ; grands ou petits) utiles à l’économie nationale, afin de les relancer et produire davantage de richesses et de valeur ajoutée, notamment en période de crise économique », a expliqué l’ancien responsable.
Impacts sur le plan économique et social
Boubaya a, par ailleurs, souligné que, certes, les crises et les difficultés liées à l’investissement se résorbent plus rapidement avec le lancement de grands projets qui ont des impacts directs sur le chômage. Ainsi, en créant des milliers d’emplois, ces projets vont avoir de l’impact indirect sur de nombreux secteurs d’activité comme le bâtiment et les travaux, les industries liées à la construction, les commerces et les petits métiers de services à proximité des sites de ces projets, et ce, grâce aux effets d’entraînement que ces grands projets peuvent générer. Outre les appels d’offres qui sont lancés par les grands projets, notamment en ce qui concerne l’infrastructure, comme les projets du « Réseau Ferré et de métro léger » ou comme le projet du « Port en eaux profondes d’Enfidha ».
«Mais pour que l’économie nationale capitalise rapidement sur ces grands projets, encore faut-il qu’ils soient bien identifiés et étudiés en amont, avant d’être initialisés en temps opportun avec les partenaires spécialisés, puis planifiés techniquement et financièrement. Il faut aussi que la responsabilité d’exécution soit confiée à des chefs professionnels spécialisés en management des projets. Plusieurs facteurs et conditions doivent se réunir afin de ne pas se retrouver dans l’obligation de faire appel à de nouveaux partenariats, comme c’est le cas actuellement avec le projet du «Port en eaux profondes d’Enfidha », qui sera fort probablement réalisé en PPP conformément aux dispositions de la Loi du 27 novembre 2015, relative aux contrats de Partenariats Public-Privé. Il faut, par ailleurs, que les nouveaux partenaires ne remettent pas en cause, à travers des études d’implantation et de rentabilité, la légitimité de ce Port en eaux profondes, et que ces mêmes études ne démontrent pas que le projet ne soit pas implanté sur un site approprié, comme le soutiennent plusieurs spécialistes. Pour des questions d’efficacité et de rentabilité, ces derniers affirment qu’il aurait dû être implanté près de Bizerte et sur le chemin des grands axes du trafic maritime méditerranéen. La Chine ayant décliné l’offre de s’en charger, sûrement pour non-rentabilité et difficulté d’accès à Enfidha ».
Enfin, Boubaya a rappelé que « tout retard de lancement d’un projet occasionnera une hausse inévitable de ses coûts de réalisation. En reprenant, aujourd’hui, ces mêmes projets, les coûts prévus initialement pourront doubler par rapport aux estimations de 10 ou de 15 ans en arrière ». Retard souvent imputable aux décisions prises de manière improvisée, sans étude et planification.
Il est à préciser que, récemment, le Parlement a déclaré, à propos des grands projets bloqués, qu’il s’agit de « décisions inappropriées et dépassées », la ministre de l’Economie et de Planification avait précisé, à l’occasion, que « le coût de réalisation de certains grands projets bloqués a été multiplié par trois ».
Que faire face à de tels dérapages ?
« Le salut de la Tunisie à cet égard, pour financer de grands projets d’infrastructure, n’est probablement pas dans la recherche d’investisseurs providentiels en provenance des pays arabes du Golfe, mais plutôt dans le fonds « Africa-50 » initialisé en 2014, par la Banque Africaine de Développement (en attendant de le déployer en vitesse de croisière) et auquel la Tunisie a adhéré depuis un peu plus de 5 ans. Ce fonds de financement permettra réellement le déblocage aussi bien une bonne douzaine de grands projets d’infrastructure, d’un coût évalué aujourd’hui à près de 50 milliards de dinars, que de nombreux autres, moins grands, liés aux travaux publics, bloqués également, depuis une dizaine d’années, et estimés par le président de la Fédération des Entreprises de BTP relevant de l’Utica, à 17 milliards de dinars » a-t-il conclu.